mercredi 29 juin 2011

Stand Up!


En route pour Hatay.

Ce sont quatorze à quinze heures de bus pour y arriver depuis Antalya, au sud de la Turquie. Mais ce bus semble ne pas vouloir quitter la ville.

Ils se connaissent tous. Mères, enfants, oncles, cousins, amis. Ils se saluent, changent de place à volonté. L’équipement moderne du bus contrasterait presque avec cette ambiance petit village qui y règne. Des écrans individuels accrochés à chaque siège, que les enfants s’empressent de manipuler. Ils changent de chaîne à tout va, règlent le son, la luminosité, l’inclination du siège dans un état d’excitation et de fébrilité que les mères, dépassées, tentent de contenir.

Je me décide pour un film brésilien, en turc, sans sous-titres. Je me sens citoyenne du monde. Je ne comprends pas tout ce qui se dit, mais je rigole quand les acteurs le font. Le personnage principal, un petit garçon, est triste. Je somnole. Je rouvre les yeux, il est content. L'histoire ne m'attend pas, elle avance vers sa fin.

« Stand up ». Oui c’est bien à moi que s’adresse le steward. Les passagers quittent le bus. J’ai raté un épisode. J’aurai bien voulu lui répondre « Get up stand up, stand up for your rights » en chantonnant un petit air reggae mais il ne semblait pas d’humeur pour plaisanter. Son visage était couvert de sueur, et sa bouche dessinait un rictus désagréable. Il répète avec insistance : « Stand up ».

Sur terre, les esprits s’échauffent. Les passagers s’impatientent. Un « vieux » prend la parole, critique la latence des membres de l’équipage face au « problème » auquel le bus est confronté. Bien entendu, tout le monde ignore la nature de ce problème. Mais il existe bien ce problème et il est responsable de plus de deux heures de retard.

Le ton hausse entre l’un des employés et le « vieux ». Celui-ci tient un parapluie qu’il pointe vers son interlocuteur d’un air menaçant, compose des numéros et hurle son indignation au téléphone à je ne sais qui. Il bouge dans tous les sens en s’aidant de son parapluie, transformé en canne pour l’occasion et marche d’un air décidé. Les autres passagers regardent calmement la scène. Ils acquiescent de temps à autre aux paroles de l’indigné, mais ne disent mot. Free riders.

D’autres tentent de calmer la situation, s’interposent entre les deux corps prêts à la confrontation. Comment osent-ils ôter ce plaisir à la majorité silencieuse ? Le peuple demande un peu d’action, un peu de divertissement nom de Dieu !

Nous déménageons, remontons dans un autre bus. Et puis, rebelote. « Stand up », pas de please, pas de lütfen, non « Stand up » tout court, tout cru. Envie de lui répondre : « Are you talking to me ? »

Je m’abstiens. Cette fois-ci, on redescend avec quelques soupirs exaspérés pour marquer le coup. Je me retrouve pour la troisième fois sur le même trottoir, je sors mon carnet, commence à gribouiller quelques mots pour m’occuper. Je sens les regards qui me scrutent, certains se rapprochent même.

Que doit-elle bien écrire ? Dans quelle langue? Elle vient d’où cette jeune fille apparue de nulle part, voyageant toute seule en pleine nuit, et qui plus est, en direction d’Hatay ? On se connaît tous à Hatay ! On aurait entendu parler d’elle si elle venait voir de la famille ou des amis. Comment une telle information aurait pu nous échapper ? Ils vérifient entre eux si quelqu’un détiendrait une quelconque piste. RAS.

Alors plus qu’une seule manière de savoir qui elle est. Lui demander. Et voilà, je ne suis plus seule. Cette fois, et ce sera la bonne, je me réinstalle dans le bus, entourée d’un groupe de jeunes turcs, tous curieux et désireux de trouver une explication à ma présence ici.

Çetin, Ali et son frère, Mohamed Akin, Hussain, Ahmed. Jouer au jeu de question/réponse, je peux faire ça. Il faut bien passer ces longues heures de trajet d’une manière ou d’une autre. Deux d’entre eux s’avèrent être d’origine syrienne, et parlent arabe. Ça compensera mon turc boiteux. Après les présentations formelles habituelles, je décide de passer directement au cœur du sujet. On ne tournera pas autour du pot dans ce bus. A leur question où vais-je et pourquoi, je décide d’insérer directement les éléments clés #syrie, #réfugiés, #jisrashugur, #révolutiondansle mondearabe.

J’attends des réactions, un débat animé, des expressions de visage à interpréter. Rien. J’aurai pu dire "Je vais à Hatay pour manger des künefe", ils auraient sûrement démontré plus d’intérêt et posé plus de questions en retour. Non rien, je n’ai pas dû utiliser les bons hashtags.

La discussion que je voulais créer ne vient pas naturellement, alors je décide de la construire. Je ne me laisserai pas abattre aussi facilement. Je choisis la forme interrogative cette fois-ci, plus directe et appelant clairement à une réponse. Je me répète, reformule. Silence. Un doute me saisit : m’ont-ils compris ? Bien sûr qu’ils comprennent. Alors je me lance dans une tirade sur l’absence de débat politique dans notre région, de la nécessité d’en parler entre nous jeunes. Il faut dépasser et briser cette peur qui nous entoure et finit par nous habiter. J’adapte mon discours à l’auditoire, parle de la précaution que prennent les turcs à parler en public de Mustefa Kemal. Ça fait les fait sourire. Ah ils m’écoutent, ce n’est pas si mal que ça !

Mais toujours pas de réponse, de contre-argument, même pas de tentative de fuite. Juste du silence, ou plutôt trois points de suspension. Oui voilà le signe de ponctuation qui correspondrait le mieux à leur réaction ou absence de réaction : Trois points suspendus dans l’air. Nous ne disons ni oui ni non, oui nous comprenons ce que tu veux dire, nous ne sommes quand même pas stupides, mais voilà tout ce que nous avons en échange pour toute cette salive que tu as dépensée :

mercredi 8 juin 2011

Le Caire: ville en fusion, ville en révolution

Article initialement publié sur Terangaweb - L'Afrique des Idées.


Il en est des villes comme des caractères ; il y a toujours un trait saillant qui définit la personnalité. Pour le Caire, c’est le poids de la Masse. Cette Masse qui donne à toute action, à tout regard, à toute parole une dimension tout à fait différente : lourde, conséquente, Qâhira . Une masse qu’il vaut mieux avoir en notre faveur plutôt que de se la mettre à dos.


Avec 20 millions d’habitants, c’est la plus grande mégapole du continent africain, capitale administrative et économique de l’Egypte. A lui seul, le Grand Caire regroupe 22% de la population nationale et 43% de la population urbaine du pays. Parler du Caire comme une unité cohérente est une tâche ardue : ce sont plusieurs réalités à la fois, qui s’entremêlent, se croisent sans jamais se superposer totalement. Dans la littérature urbaine, il est question de « layered city » (Marcuse et Van Kempen) ou encore « multi-layered city » (Susan Thompson) : Multiple facettes, multicouches. On peut penser au Koshary , un mélange surprenant, des textures et des couleurs distinctes qui s’entremêlent.


Le Caire est une ville où les opposés n’ont pas peur de se mélanger. Les pyramides sont entourées d’immeubles et autres constructions, qui font de ces monuments presque une décoration dans ce paysage urbain imposant. Dans les cimetières, les vivants cohabitent avec les morts. Les vastes bidonvilles côtoient les villas les plus chics. Ce n’est pas qu’ils aiment se mélanger, ils ne peuvent pas faire autrement, « il n’y a pas d’espace ! ». Pourtant, s’il y a une chose dont l’Egypte ne manque pas, c’est bien l’espace.


A partir des années 1970, le gouvernement a entrepris des efforts en matière d’élargissement de l’aire urbaine. Le plan du Grand Caire avec ses Gouvernorats et villes satellites en est la preuve. Toutefois, cette migration inverse a pris une allure différente de celle prévue originellement. Les projets et slogans de redistribution spatiale, mixité sociale scandés par le gouvernement ont rapidement laissé place à une spéculation immobilière sur ces vastes parcelles désertiques. On ne cherche désormais plus à mélanger toutes les classes dans le meilleur des mondes et des villes. On vend certes toujours du rêve, mais un rêve pour une certaine catégorie bien ciblée.


Promesses de paradis vert où les enfants pourront jouer en toute sécurité, sans bruit, sans pollution, des voisins qui nous ressemblent, et puis surtout des infrastructures et maisons de luxe : Bienvenue au monde des Gated communities. Véritables forteresses imprenables, ces nouveaux espaces qui prolifèrent à grande vitesse dans le Grand Caire attirent de plus en plus de Cairotes, qui n’en peuvent plus du « chaos » de la ville, et qui peuvent se le permettre. On se crée ainsi des espaces publics dans l’espace privé avec tous les « désavantages » du véritable espace public en moins. Sécurité assurée, mixité sociale nulle et balades en famille des plus agréables.


Il est vrai que le Caire n’est pas la ville idéale pour marcher. Rien n’est prévu pour les piétons : trottoirs, passages piétons, éclairage publique, tout manque. En déambulant dans les rues du Caire, une certitude nous hante : « impossible que ceux qui ont planifié cette ville y aient marché !». « A quoi bon marcher ? » nous répondraient-ils sûrement. Au Caire, l’élite urbaine, à l’image de ceux qui gouvernent le pays, estime qu’elle n’a pas de compte à rendre au reste de la population. Les politiques locales sont élaborées suivant les priorités du pouvoir central, qui nomme Gouverneurs et autres fonctionnaires. A noter que 70% du budget de l’appareil administratif local est alloué par l’Etat.

Absence de responsabilité et consentement des gouvernés ? Absence de réceptivité et capacité de répondre aux besoins de la population ? Absence d’interaction entre le Gouvernement local et les citoyens ? Gestion décentralisée illusoire ? Si elle devait être jugée à travers la grille d’évaluation de la bonne gouvernance, la ville du Caire accumulerait les chefs d’inculpation.
Le résultat est une société fragmentée où chacun cherche à survivre, parfois aux dépends de l’Autre ; une ville impressionnante, imposante mais affaiblie. Au vu des mouvements qui agitent le pays actuellement, le futur du projet du Grand Caire 2050, initiative de Hosni Moubarak, semble compromis. La planification de la ville reste en suspens pour le moment, cédant la priorité au maintien de la sécurité et de l’ordre national. Le Caire s’offre à nous, aujourd’hui plus que jamais comme un champ d’expression où la lutte pour faire entendre sa voix bat son plein.