En route pour Hatay.
Ce sont quatorze à quinze heures de bus pour y arriver depuis Antalya, au sud de la Turquie. Mais ce bus semble ne pas vouloir quitter la ville.
Ils se connaissent tous. Mères, enfants, oncles, cousins, amis. Ils se saluent, changent de place à volonté. L’équipement moderne du bus contrasterait presque avec cette ambiance petit village qui y règne. Des écrans individuels accrochés à chaque siège, que les enfants s’empressent de manipuler. Ils changent de chaîne à tout va, règlent le son, la luminosité, l’inclination du siège dans un état d’excitation et de fébrilité que les mères, dépassées, tentent de contenir.
Je me décide pour un film brésilien, en turc, sans sous-titres. Je me sens citoyenne du monde. Je ne comprends pas tout ce qui se dit, mais je rigole quand les acteurs le font. Le personnage principal, un petit garçon, est triste. Je somnole. Je rouvre les yeux, il est content. L'histoire ne m'attend pas, elle avance vers sa fin.
« Stand up ». Oui c’est bien à moi que s’adresse le steward. Les passagers quittent le bus. J’ai raté un épisode. J’aurai bien voulu lui répondre « Get up stand up, stand up for your rights » en chantonnant un petit air reggae mais il ne semblait pas d’humeur pour plaisanter. Son visage était couvert de sueur, et sa bouche dessinait un rictus désagréable. Il répète avec insistance : « Stand up ».
Sur terre, les esprits s’échauffent. Les passagers s’impatientent. Un « vieux » prend la parole, critique la latence des membres de l’équipage face au « problème » auquel le bus est confronté. Bien entendu, tout le monde ignore la nature de ce problème. Mais il existe bien ce problème et il est responsable de plus de deux heures de retard.
Le ton hausse entre l’un des employés et le « vieux ». Celui-ci tient un parapluie qu’il pointe vers son interlocuteur d’un air menaçant, compose des numéros et hurle son indignation au téléphone à je ne sais qui. Il bouge dans tous les sens en s’aidant de son parapluie, transformé en canne pour l’occasion et marche d’un air décidé. Les autres passagers regardent calmement la scène. Ils acquiescent de temps à autre aux paroles de l’indigné, mais ne disent mot. Free riders.
D’autres tentent de calmer la situation, s’interposent entre les deux corps prêts à la confrontation. Comment osent-ils ôter ce plaisir à la majorité silencieuse ? Le peuple demande un peu d’action, un peu de divertissement nom de Dieu !
Nous déménageons, remontons dans un autre bus. Et puis, rebelote. « Stand up », pas de please, pas de lütfen, non « Stand up » tout court, tout cru. Envie de lui répondre : « Are you talking to me ? »
Je m’abstiens. Cette fois-ci, on redescend avec quelques soupirs exaspérés pour marquer le coup. Je me retrouve pour la troisième fois sur le même trottoir, je sors mon carnet, commence à gribouiller quelques mots pour m’occuper. Je sens les regards qui me scrutent, certains se rapprochent même.
Que doit-elle bien écrire ? Dans quelle langue? Elle vient d’où cette jeune fille apparue de nulle part, voyageant toute seule en pleine nuit, et qui plus est, en direction d’Hatay ? On se connaît tous à Hatay ! On aurait entendu parler d’elle si elle venait voir de la famille ou des amis. Comment une telle information aurait pu nous échapper ? Ils vérifient entre eux si quelqu’un détiendrait une quelconque piste. RAS.
Alors plus qu’une seule manière de savoir qui elle est. Lui demander. Et voilà, je ne suis plus seule. Cette fois, et ce sera la bonne, je me réinstalle dans le bus, entourée d’un groupe de jeunes turcs, tous curieux et désireux de trouver une explication à ma présence ici.
Çetin, Ali et son frère, Mohamed Akin, Hussain, Ahmed. Jouer au jeu de question/réponse, je peux faire ça. Il faut bien passer ces longues heures de trajet d’une manière ou d’une autre. Deux d’entre eux s’avèrent être d’origine syrienne, et parlent arabe. Ça compensera mon turc boiteux. Après les présentations formelles habituelles, je décide de passer directement au cœur du sujet. On ne tournera pas autour du pot dans ce bus. A leur question où vais-je et pourquoi, je décide d’insérer directement les éléments clés #syrie, #réfugiés, #jisrashugur, #révolutiondansle mondearabe.
J’attends des réactions, un débat animé, des expressions de visage à interpréter. Rien. J’aurai pu dire "Je vais à Hatay pour manger des künefe", ils auraient sûrement démontré plus d’intérêt et posé plus de questions en retour. Non rien, je n’ai pas dû utiliser les bons hashtags.
La discussion que je voulais créer ne vient pas naturellement, alors je décide de la construire. Je ne me laisserai pas abattre aussi facilement. Je choisis la forme interrogative cette fois-ci, plus directe et appelant clairement à une réponse. Je me répète, reformule. Silence. Un doute me saisit : m’ont-ils compris ? Bien sûr qu’ils comprennent. Alors je me lance dans une tirade sur l’absence de débat politique dans notre région, de la nécessité d’en parler entre nous jeunes. Il faut dépasser et briser cette peur qui nous entoure et finit par nous habiter. J’adapte mon discours à l’auditoire, parle de la précaution que prennent les turcs à parler en public de Mustefa Kemal. Ça fait les fait sourire. Ah ils m’écoutent, ce n’est pas si mal que ça !
Mais toujours pas de réponse, de contre-argument, même pas de tentative de fuite. Juste du silence, ou plutôt trois points de suspension. Oui voilà le signe de ponctuation qui correspondrait le mieux à leur réaction ou absence de réaction : Trois points suspendus dans l’air. Nous ne disons ni oui ni non, oui nous comprenons ce que tu veux dire, nous ne sommes quand même pas stupides, mais voilà tout ce que nous avons en échange pour toute cette salive que tu as dépensée :
…
Ce sont quatorze à quinze heures de bus pour y arriver depuis Antalya, au sud de la Turquie. Mais ce bus semble ne pas vouloir quitter la ville.
Ils se connaissent tous. Mères, enfants, oncles, cousins, amis. Ils se saluent, changent de place à volonté. L’équipement moderne du bus contrasterait presque avec cette ambiance petit village qui y règne. Des écrans individuels accrochés à chaque siège, que les enfants s’empressent de manipuler. Ils changent de chaîne à tout va, règlent le son, la luminosité, l’inclination du siège dans un état d’excitation et de fébrilité que les mères, dépassées, tentent de contenir.
Je me décide pour un film brésilien, en turc, sans sous-titres. Je me sens citoyenne du monde. Je ne comprends pas tout ce qui se dit, mais je rigole quand les acteurs le font. Le personnage principal, un petit garçon, est triste. Je somnole. Je rouvre les yeux, il est content. L'histoire ne m'attend pas, elle avance vers sa fin.
« Stand up ». Oui c’est bien à moi que s’adresse le steward. Les passagers quittent le bus. J’ai raté un épisode. J’aurai bien voulu lui répondre « Get up stand up, stand up for your rights » en chantonnant un petit air reggae mais il ne semblait pas d’humeur pour plaisanter. Son visage était couvert de sueur, et sa bouche dessinait un rictus désagréable. Il répète avec insistance : « Stand up ».
Sur terre, les esprits s’échauffent. Les passagers s’impatientent. Un « vieux » prend la parole, critique la latence des membres de l’équipage face au « problème » auquel le bus est confronté. Bien entendu, tout le monde ignore la nature de ce problème. Mais il existe bien ce problème et il est responsable de plus de deux heures de retard.
Le ton hausse entre l’un des employés et le « vieux ». Celui-ci tient un parapluie qu’il pointe vers son interlocuteur d’un air menaçant, compose des numéros et hurle son indignation au téléphone à je ne sais qui. Il bouge dans tous les sens en s’aidant de son parapluie, transformé en canne pour l’occasion et marche d’un air décidé. Les autres passagers regardent calmement la scène. Ils acquiescent de temps à autre aux paroles de l’indigné, mais ne disent mot. Free riders.
D’autres tentent de calmer la situation, s’interposent entre les deux corps prêts à la confrontation. Comment osent-ils ôter ce plaisir à la majorité silencieuse ? Le peuple demande un peu d’action, un peu de divertissement nom de Dieu !
Nous déménageons, remontons dans un autre bus. Et puis, rebelote. « Stand up », pas de please, pas de lütfen, non « Stand up » tout court, tout cru. Envie de lui répondre : « Are you talking to me ? »
Je m’abstiens. Cette fois-ci, on redescend avec quelques soupirs exaspérés pour marquer le coup. Je me retrouve pour la troisième fois sur le même trottoir, je sors mon carnet, commence à gribouiller quelques mots pour m’occuper. Je sens les regards qui me scrutent, certains se rapprochent même.
Que doit-elle bien écrire ? Dans quelle langue? Elle vient d’où cette jeune fille apparue de nulle part, voyageant toute seule en pleine nuit, et qui plus est, en direction d’Hatay ? On se connaît tous à Hatay ! On aurait entendu parler d’elle si elle venait voir de la famille ou des amis. Comment une telle information aurait pu nous échapper ? Ils vérifient entre eux si quelqu’un détiendrait une quelconque piste. RAS.
Alors plus qu’une seule manière de savoir qui elle est. Lui demander. Et voilà, je ne suis plus seule. Cette fois, et ce sera la bonne, je me réinstalle dans le bus, entourée d’un groupe de jeunes turcs, tous curieux et désireux de trouver une explication à ma présence ici.
Çetin, Ali et son frère, Mohamed Akin, Hussain, Ahmed. Jouer au jeu de question/réponse, je peux faire ça. Il faut bien passer ces longues heures de trajet d’une manière ou d’une autre. Deux d’entre eux s’avèrent être d’origine syrienne, et parlent arabe. Ça compensera mon turc boiteux. Après les présentations formelles habituelles, je décide de passer directement au cœur du sujet. On ne tournera pas autour du pot dans ce bus. A leur question où vais-je et pourquoi, je décide d’insérer directement les éléments clés #syrie, #réfugiés, #jisrashugur, #révolutiondansle mondearabe.
J’attends des réactions, un débat animé, des expressions de visage à interpréter. Rien. J’aurai pu dire "Je vais à Hatay pour manger des künefe", ils auraient sûrement démontré plus d’intérêt et posé plus de questions en retour. Non rien, je n’ai pas dû utiliser les bons hashtags.
La discussion que je voulais créer ne vient pas naturellement, alors je décide de la construire. Je ne me laisserai pas abattre aussi facilement. Je choisis la forme interrogative cette fois-ci, plus directe et appelant clairement à une réponse. Je me répète, reformule. Silence. Un doute me saisit : m’ont-ils compris ? Bien sûr qu’ils comprennent. Alors je me lance dans une tirade sur l’absence de débat politique dans notre région, de la nécessité d’en parler entre nous jeunes. Il faut dépasser et briser cette peur qui nous entoure et finit par nous habiter. J’adapte mon discours à l’auditoire, parle de la précaution que prennent les turcs à parler en public de Mustefa Kemal. Ça fait les fait sourire. Ah ils m’écoutent, ce n’est pas si mal que ça !
Mais toujours pas de réponse, de contre-argument, même pas de tentative de fuite. Juste du silence, ou plutôt trois points de suspension. Oui voilà le signe de ponctuation qui correspondrait le mieux à leur réaction ou absence de réaction : Trois points suspendus dans l’air. Nous ne disons ni oui ni non, oui nous comprenons ce que tu veux dire, nous ne sommes quand même pas stupides, mais voilà tout ce que nous avons en échange pour toute cette salive que tu as dépensée :
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